Page 59 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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ce côté.   On y parlait beaucoup, au moment de notre arrivée, d’un
         spectacle  de  gladiateurs  qu’allait  donner  un  citoyen  nommé
         Démocharès,  d’une  illustre  naissance  et  d’une  libéralité  égale  à  sa
         fortune. La splendeur de ses fêtes répondait à sa haute position.   En
         effet, il n’est talent ni éloquence qui puisse donner même une idée de
         ses immenses préparatifs.   Ses gladiateurs étaient choisis parmi les
         plus renommés par leur prouesse, ses chasseurs parmi les plus vifs
         coureurs. On y voyait des criminels voués au dernier supplice, qu’on
         gardait  pour  engraisser  les  bêtes  féroces.      Une  maison  avait  été
         construite  de  pièces  de  rapport,  avec  des  tours  en  bois  à  plusieurs
         étages ; édifice mobile, orné de fraîches peintures, d’où l’on pouvait
         se donner le spectacle de la chasse.   Et quelle réunion d’animaux !
         quelle variété d’espèces ! Démocharès aimait à se donner en grand le
         divertissement  des  condamnés  livrés  aux  bêtes,  et  savait  mettre  à
         contribution  même  les  pays  les  plus  éloignés.      Mais  le  plus
         remarquable  élément  de  ce  magnifique  ensemble  de  représentation
         théâtrale  était  une  riche  collection  d’ours  énormes,  que  le  maître
         n’épargnait  rien  pour  se  procurer.      Il  la  recrutait  par  ses  propres
         chasses, par des achats à grands frais, et aussi par les libéralités de ses
         amis, qui le comblaient à qui mieux mieux de cadeaux de cette espèce.
         Sa sollicitude pour ses ours avait constitué leur entretien sur la plus
         grande échelle.
            Mais le sort vit d’un œil jaloux ces apprêts splendides, et les joies
         que s’en promettait le public.   L’ennui de la captivité, les chaleurs de
         la canicule, la privation de mouvement, affectèrent la santé des ours ;
         on les vit pâtir, languir, dépérir : une maladie contagieuse se déclara,
         et les emporta presque jusqu’au dernier.   Ces grands corps mourants
         encombraient  les  places  publiques,  comme  on  voit  les  débris
         s’amonceler sur la côte après un naufrage. Et le pauvre peuple, à qui
         la misère ne permet pas de se montrer dégoûté en fait d’aliments, qui
         de tout fait ventre, surtout quand il n’en coûte rien, affluait de tous
         côtés à cette curée de carrefour.   Nous bâtîmes là-dessus, moi et ce
         bon sujet de Babulus, l’ingénieuse conception que voici.   Au nombre
         des morts se trouvait un ours qui surpassait en grosseur tous les autres.
         Nous l’emportâmes au lieu de notre retraite, comme pour en faire nos
         repas.   Là nous enlevons artistement la peau de dessus la chair, en



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