Page 64 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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lui en laissai ma part. Je suis assez amateur d’orge ; mais il me la faut
bien pilée, et cuite en mijotant dans le bouillon. Or, en furetant de
coin en coin, je finis par trouver celui où l’on déposait le pain de reste
du souper. Aussitôt je me mis à jouer vaillamment des mâchoires.
Depuis le temps que je jeûnais, mon gosier avait bien pu se tapisser de
toiles d’araignée.
La nuit s’avançant, les voleurs se réveillent, et décampent
diversement accoutrés : les uns armés, les autres déguisés en spectres.
Bientôt toute la bande fut loin. Je continuais cependant à manger fort
et ferme, en dépit de l’envie de dormir qui commençait à me gagner.
Au temps où j’étais Lucius, un pain ou deux suffisaient à mon appétit,
mais depuis il m’était survenu un ventre d’une bien autre ampleur à
remplir ; et je ruminais déjà sur la troisième corbeille, quand, à ma
honte, le grand jour me surprit dans cette occupation.
Pour ne pas déroger à la sobriété proverbiale de l’espèce, je fis alors
une pause à mon grand regret, et j’allai me désaltérer dans un ruisseau
voisin. Les voleurs ne tardèrent pas à revenir, l’air inquiet et troublé,
ne rapportant aucun butin, pas la moindre harde. Mais ils retournaient
en masse, tous l’épée au poing, et conduisant avec assez d’égards une
jeune fille de haute condition, à en juger par les dehors, et telle qu’un
âne de ma sorte ne pouvait la voir impunément, je vous assure.
L’infortunée était au désespoir ; elle s’arrachait les cheveux et
déchirait ses vêtements. Une fois dans la caverne, les voleurs
essayaient à leur manière de lui calmer l’esprit. Votre vie et votre
honneur, disaient-ils, sont ici en toute sûreté. Un peu de patience ;
laissez-nous seulement tirer notre épingle du jeu. C’est la misère qui
nous a réduits au métier que nous faisons. Vos parents roulent sur l’or,
et, bien que durs à la desserre, ils n’iront pas se faire tirer l’oreille pour
mettre à leur sang une rançon convenable.
Ils avaient beau dire, la jeune fille ne s’en désolait pas moins : elle
laissa tomber sa tête sur ses genoux, et se prit à pleurer plus amèrement
que jamais. Les voleurs alors appellent la vieille, lui ordonnent de
s’asseoir auprès de la prisonnière, et de faire de son mieux pour
l’endoctriner : mais quoi que celle-ci pût dire, les pleurs ne laissaient
pas d’aller leur train ; ils redoublaient même. Malheureuse que je
suis ! s’écriait-elle ; moi, née d’un tel sang ! si magnifiquement alliée !
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