Page 63 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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était  navré.  À  la  fin,  je  n’y  pus  tenir ;  je  me  mêlai  aux  groupes
         environnants ;      et,  m’adressant  aux  principaux  piqueurs  de  cette
         chasse, seul moyen que j’eusse d’intervenir, sans me compromettre,
         eu  faveur  de  notre  brave  camarade :  Quel  meurtre !  m’écriai-je ;
         sacrifier ce bel animal ! une bête de si grand prix !
            Mais l’infortuné ne gagna rien à toute mon éloquence. Un grand et
         vigoureux gaillard sort en courant de la maison, et, sans balancer, lui
         enfonce un épieu au milieu de son poitrail d’ours. Un autre en fait
         autant, et bientôt, tous revenus de leur frayeur, le chargent à l’envi à
         grands coups d’épée.   Thrasyléon, honneur de la troupe, ils ont pu
         t’ôter la vie, cette vie qui devait être immortelle, mais non triompher
         de ta constance, mais non t’arracher un cri, ou même un hurlement,
         qui trahit la foi jurée !   Déchiré par les dents, mutilé par le fer, tu n’as
         pas un instant démenti ton rôle ; c’était bien toujours le grognement,
         le  frémissement  de  l’ours  aux  abois.  Ton  dévouement  te  coûte
         l’existence mais, en dépit du sort, la gloire te reste.   Cependant il avait
         jeté tant d’effroi, tant de terreur dans toute cette foule, que jusqu’au
         grand jour, et même longtemps après, personne n’avait osé toucher,
         même du bout  du doigt, le monstre étendu sans vie.   Enfin  après
         mainte hésitation, un boucher, plus hardi que le reste, ouvrit le ventre
         de  la  bête,  et  le  corps  de  l’héroïque  brigand  parut  alors  sous  cette
         dépouille.   Voilà comment Thrasyléon est perdu pour ses amis ; mais
         son souvenir est impérissable. Quant à nous, après avoir réuni tous nos
         ballots, dont les excellents morts se montrèrent fidèles dépositaires,
         nous quittâmes lestement le territoire de Platée, non sans faire plus
         d’une fois réflexion qu’il était tout simple qu’on ne trouvât plus la
         bonne foi dans le commerce de la vie, puisqu’en haine de la perversité
         des vivants, elle s’était réfugiée chez les morts.   En résumé, nous
         arrivons bien fatigués d’avoir porté lourd et marché ferme. Trois de
         nous manquent à l’appel, et voilà notre butin.
            Ce récit terminé, ils prennent des coupes d’or, et font des libations
         de  vin  pur  à  la  mémoire  de  leurs  défunts  camarades.  On  entonne
         ensuite des hymnes en l’honneur du dieu Mars, puis on prend quelque
         repos.   Quant à nous, la vieille nous apporta de l’orge nouvelle, à
         discrétion et sans la mesurer. Mon cheval ne s’était jamais trouvé à
         pareille fête ; c’était pour lui un vrai repas de Saliens.   Notez que je



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