Page 67 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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chagrin, de maladie, ou de quelque autre mésaventure.   Tenez, laissez-
         moi vous distraire par quelque récit intéressant : je sais plus d’un conte
         de bonne femme. Et elle commence ainsi :
            Il y avait une fois un roi et une reine qui avaient trois filles, toutes
         trois  fort  belles.  Mais  pour  la  beauté  des  deux  aînées,  quelque
         charmantes qu’elles fussent, on n’était pas en peine de trouver des
         formules de louange ;   tandis que celle de la cadette était si rare, si
         merveilleuse, qu’il y avait dans le langage humain disette de termes
         pour l’exprimer, ou même pour la louer dignement.   Habitants du pays
         ou  étrangers,  que  la  curiosité  de  ce  prodige  attirait  en  foule,  en
         perdaient  l’esprit,  dès  qu’ils  avaient  contemplé  cette  beauté
         incomparable ; ils portaient la main droite à la bouche, en croisant
         l’index  avec  le  pouce,  absolument  dans  la  forme  l’adoration
         sacramentelle du culte de Venus elle-même.   Déjà dans les villes et
         pays circonvoisins un bruit se répand que la déesse née du sein de la
         profonde  mer,  et  qu’on  vit  un  jour  sortir  de  l’écume  des  flots
         bouillonnants, daignait déroger à sa divinité jusqu’au point de se mêler
         à la vie des mortels. La terre, suivant d’autres, et non plus la mer,
         fécondée par je ne sais quelle influence génératrice des astres, avait
         fait éclore une Vénus nouvelle, une Vénus possédant encore la fleur
         de virginité.
            Cette croyance fit en un instant des progrès incroyables. Des îles,
         elle gagna le continent, et de là, se propageant de province en province,
         elle devint presque universelle.   Il n’était si grande distance, ni mer si
         profonde, que ne franchissent les curieux, apportant de toutes parts
         leur tribut d’admiration à la merveille du siècle.   On oublie Paphos,
         on oublie Cnide ; et Cythère elle-même ne voit plus dans ses parages
         de dévots navigateurs, empressés de jouir de la contemplation de la
         déesse. Les sacrifices s’arrêtent, les temples se dégradent, l’herbe croît
         dans  les  sanctuaires.  Plus  de  cérémonies,  plus  de  guirlandes  aux
         statues :  une  cendre  froide  déshonore  les  autels  désormais  vides
         d’offrandes.   C’est à la jeune fille que s’adressent les prières, c’est
         sous ses traits mortels qu’une divinité puissante est adorée. Le matin,
         lorsqu’elle sort de son palais, mêmes victimes, mêmes festins qu’en
         l’honneur de Vénus elle-même, dont on n’invoque plus le nom qu’en
         sacrifiant à une autre. La voit-on passer dans les rues, aussitôt le peuple



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