Page 80 - L'ane d'Or - auteur : APULEE- Libre de droit
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mari  sur  le  retour,  et  qui  déjà  grisonne :  conçoit-on  qu’un  homme
         change ainsi à vue d’œil, et vieillisse si lestement ?   Tenez, ma sœur
         il  n’y  a  que  deux  manières  d’expliquer  cette  contradiction :  ou
         l’effrontée se joue de nous, ou elle n’a jamais vu son mari en face.
         Quoi qu’il en soit, il faut l’expulser de cette position splendide.   Si
         elle n’a jamais vu les traits de son époux, c’est qu’elle a pour époux
         un dieu, et c’est un dieu qu’elle va mettre au jour. Or, avant qu’elle
         entende (ce qu’aux dieux ne plaise !) un enfant divin l’appeler sa mère,
         j’irai me pendre de mes propres mains.   Allons, avant tout, voir nos
         parents ; et pour nous préparer au langage que nous devons tenir à
         Psyché, faisons-leur quelque bon conte dans le même sens.
            Là-dessus, leurs têtes se montent, elles brusquent sans façon leur
         visite  au  manoir  paternel :  s’en  retournant  au  plus  vite  et  encore
         exaspérées par une nuit de trouble et d’insomnie, dès le matin elles
         revolent au rocher, et en descendent, comme à l’ordinaire, sur l’aile du
         vent. Les hypocrites se frottent les yeux pour y faire venir des larmes,
         et  voici  quelles  insidieuses  paroles  elles  adressent  à  Psyché :      Tu
         t’endors,  mon  enfant,  dans  une  douce  quiétude,  heureuse  de  ton
         ignorance et sans te douter du sort affreux qui te menace, tandis que
         notre sollicitude, éveillée sur tes périls, est pour nous un tourment de
         toutes les heures.   Écoute ce que nous avons appris de science certaine,
         et ce que notre vive sympathie ne nous permet pas de te celer. Un
         horrible serpent dont le corps se recourbe en innombrables replis, dont
         le cou est gonflé d’un sang venimeux, dont la gueule s’ouvre comme
         un gouffre immense, voilà l’époux qui chaque nuit vient furtivement
         partager ta couche.   Rappelle-toi l’oracle de la Pythie, ce fatal arrêt
         qui te livre aux embrassements d’un monstre. Il y a plus : nombre de
         témoins, paysans, chasseurs ou bourgeois de ce voisinage, l’ont vu le
         soir revenir de la pâture, et traverser le fleuve à la nage.
            Personne ne doute qu’il ne te tienne ici comme en mue, au milieu
         de toutes ces délices, et qu’il n’attende seulement, pour te dévorer, que
         ta grossesse plus avancée lui offre une chère plus copieuse.   C’est à
         toi de voir si tu veux écouter des sœurs tremblantes pour une sœur
         qu’elles aiment, et si tu n’aimes pas mieux vivre tranquillement au
         milieu de nous, que d’avoir les entrailles d’un monstre dévorant pour
         sépulture.   Trouves-tu plus de charmes dans cette solitude peuplée de



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